Jeudi 20 avril dernier, Nicolas Plantrou, ancien président de la Fondation Belem, nous a raconté avec brio la fabuleuse histoire du Belem.
Vous trouverez ci-dessous :
d'une part le programme de diapositives qui illustraient son propos ;
d'autre part une nouvelle, "Voyage autour de ma cabine", racontant l'histoire du Belem. Le narrateur est fictif, mais les épisodes de la vie du Belem sont rigoureusement exacts.
Ce texte est l'un de ceux qui ont été proposés à la Fondation Belem pour le concours de nouvelles qu'elle a organisé au moment du premier confinement, en avril 2020.
Bonne lecture !
VOYAGE AUTOUR DE MA CABINE
Belem avril 2020
La journée avait été rude. Le vent s'était calmé. Le Belem roulait doucement sous la houle d'une mer qui s'ébrouait. Bercé par les mouvements réguliers du bateau et par les craquements de la coque, je ne tardai pas à m'endormir dans ma couchette.
Un personnage étonnant m'apparut alors. Un être sans âge, habillé comme un marin de la fin du XIXe. Il se tenait près de moi, au bord de la couchette. Et il se mit à me raconter une étrange histoire.
"Mon nom est Michelet, me dit-il. Joseph Michelet, un lointain cousin de l'historien. Je connais tout de ce bateau depuis le premier jour, avant même son lancement. Belem, quel beau nom pour un navire ! Il évoque la traversée des océans, les contrées lointaines, les îles parfumées, les peuplades inconnues. Le mystère, l'aventure. Et Dieu sait si son aventure est extraordinaire !
Son lancement, aux Chantiers Dubigeon, se fit dans la liesse, sous le soleil de juin, en cette fin de XIXe siècle. Un navire racé, élaboré par les architectes navals les plus sûrs de leur temps. Un trois-mâts barque comme on n'en fera plus. Tellement élégant que cet "antillais" a été très vite surnommé "le Yacht". "Ce Belem ira loin, Joseph, croyez-moi", me glisse le tout nouveau maire de Nantes, Hippolyte Etiennez pendant la cérémonie.
Nous sommes partis en juillet 1896 pour notre premier périple qui devait durer 6 mois. J'étais
embarqué comme chroniqueur, témoin des expéditions pour le compte de notre armateur, Fernand Crouan.
Cette première mission, difficile, s'est déroulée sous les ordres du Commandant Merle. Un solide
navigateur, mais un homme pas commode. On le surnommait "Merle noir". C'est au cours de cette expédition qu'il m'est arrivé une chose extraordinaire. Nous avions relâché à Belem, comptoir de notre compagnie au Brésil, et devions y séjourner quelques temps. Je suis donc parti explorer la région, quittant la baie de Guajara vers le sud et remontant le rio Tocantins. Le long d'un de ses bras, je trouvai une tribu indienne. La fille du chef était atteinte de fièvres et elle risquait de passer d'une heure à l'autre. Par chance, j'avais emporté une trousse de soins et lui administrai de la quinine. Peu à peu sa fièvre s'apaisa et elle guérit. Pour me remercier, le chef me jeta un sort : "Tu garderas toujours ton apparence actuelle et la mort t'oubliera". Puis nous repartîmes et je ne pensai plus à sa prédiction. Mais de fait, tel que tu me vois, j'ai bientôt 150 ans. C'est ainsi que, depuis le début, je suis à bord du Belem.
L'une de nos cargaisons habituelle était la fève de cacao que nous transportions pour le compte des chocolats Menier. Hmmmm cet arôme à bord ! Il parvenait même à supplanter les senteurs de goudron dans la cale. Et nous avons ainsi vogué pendant des années de Nantes vers les Antilles et le Brésil.
Notre devise, d'ailleurs, était celle du Brésil : Ordem e Progresso. Les cargaisons variaient : cacao, rhum, canne à sucre. J'aimais bien l'odeur du rhum qui imprégnait le navire... Que de milles parcourus, que de tempêtes, que de ciels inoubliables, que de couchers de soleil flamboyants !
En 1902, nous étions sous les ordres du Commandant Julien Chauvelon. Un fier capitaine qui avait pris en mains le Belem en 1900, alors juste âgé de 24 ans. Nous approchions de la Martinique et devions relâcher à Saint-Pierre le 7 mai. Il se trouve qu'un autre navire, le Tamaya, de Nantes, avait pris notre place. Il ne voulut rien savoir et nous dûmes aller nous mettre à l'abri au Robert, de l'autre côté de l'Ile. Un panache de fumée menaçant montait du cratère de la montagne Pelée. Depuis le mois de février, les habitants craignaient une éruption terrible. Le 8 mai à 8 heures, l'apocalypse se déclenche: en quelques secondes, une énorme masse ardente se précipite sur cette ville qu'on appelait "le petit Paris" et anéantit tout. Quarante mille personnes trouvèrent la mort. Bien que nous trouvant à une trentaine de kilomètres au sud-est, de l'autre côté de l'ile, notre pont fut recouvert de cendres et de cailloux. Mais nous étions saufs. Nous pûmes ainsi repartir et regagner Nantes, avec notre cargaison de sucre, le 6 août suivant.
A l'issue de notre 32ème campagne, fin 1913, le Commandant Chauvelon me dit : "Je ne sais ce qu'il va advenir de nous, Joseph, les bruits de bottes en Europe ne me disent rien qui vaille. J'ai peur pour nos peuples, j'ai peur pour notre bateau. Avec l'arrivée des steamers, nos vieux voiliers rouillent dans les ports".
La baraka. Ce bateau a la baraka ! Quelques semaines plus tard à peine, nous sommes rachetés par une personnalité, et quelle personnalité : Lord Hugh Richard Arthur Grosvenor, duc de Westminster. Il voulait transformer le navire de fond en comble pour en faire un véritable yacht. Son excellence me dit "Mister Michelet, puisque vous connaissez ce navire mieux que quiconque, je vous confie la charge de veiller à sa transformation. Je vous ouvre un crédit de 100 000 Livres". Le chantier, à Southampton, dura quatre ans, le mettant de fait à l'abri des vicissitudes de la guerre. Il fut profondément modifié, équipé en navire de plaisance, doté d'une motorisation. Il avait fière allure, notre Belem !
Et il commença sa vie mondaine. Après avoir croisé en Méditerranée, il prit ses quartiers sur l'Ile de Wight. Mais le Duc de Westminster s'en défit au profit du brasseur irlandais Arthur Ernest Guiness.
J'étais toujours à bord. Après le rhum, le champagne ducal, nous voici dans la bière... Bon. Ce qui
m'attriste le plus c'est que le bateau est rebaptisé par son nouveau propriétaire et s'appelle désormais Fantome II (Fantôme, j'ai toujours l'impression qu'on parle de moi...!). Et nous voici repartis pour de longues traversées.
Fin mars 1923 nous entreprenons un tour du monde, passant par le canal de Panama, inauguré à peine dix ans plus tôt, et le canal de Suez. Nous prenons un peu de retard par rapport à notre feuille de route vers Yokohama. Grâce à cela, nous échappons de peu au tremblement de terre qui ravage le Japon le 1 septembre 1923 à 11h58, endommageant gravement la ville de Yokohama. Encore la baraka !
Nous avons ensuite poursuivi diverses croisières de plaisance à travers l'Atlantique, croisant également jusqu'aux Grands lacs et vers le Québec. A Montréal, dans ces "années folles", j'accueillis à bord William Clive Bridgeman, Premier Lord de l'Amirauté britannique, en voyage officiel. Et le soir, sur la dunette, un verre de fine à l'eau à la main, il me dit en soupirant "Ah, mon cher Joseph, j'ai de tels souvenirs ici, lorsqu'il appartenait au duc de Westminster, vous vous rappelez ?" ... Un silence, où passent tant de rêves blonds... puis, avec un clin d'œil "Il s'appelait Belem, à l'époque !". N'eut été la différence de rang, je crois que je l'aurais embrassé !
A la fin des années 30, désarmé à l'Ile de Wight, je me demande ce qu'il va devenir. Vais-je l'acquérir ?
En attendant, c'est de nouveau la guerre. A la fin du conflit, j'ai l'honneur d'accueillir à bord une unité des forces navales françaises libres. Nous recevons la visite de l'abbé René de Naurois, alors aumônier des FFL à Londres.
Ernest Guiness mourut en 1949. Avant sa mort, il me fit appeler : "Joseph, je n'en ai plus pour longtemps ; ce navire et vous, c'est tout comme. Prenez-en soin, je vous le confie". Il se trouve que, au cours de mes pérégrinations, j'avais rencontré le comte Vittorio Cini, qui venait de créer la fondation Cini, basée sur l'Ile de San Giorgio Maggiore, à Venise. Le comte s'ouvrit à moi d'un projet : former les orphelins de la marine italienne. Il cherchait un navire pour cela. Il me fit donc venir à Venise et me dit "Joseph, votre Belem pourrait-il naviguer encore ?". Je lui affirme que, réparations nécessaires étant faites, il en est parfaitement capable. Nous faisons venir le bateau à Venise et, rebaptisé "Giorgio Cini" et transformé en trois-mâts goélette, plus facile à manœuvrer, il commence sa carrière de navire-école et croise en Méditerranée pendant une quinzaine d'années. Mais ensuite, de ratages en tentatives avortées, notre beau bateau finit oublié sur un quai de San Giorgio.
Un jour que j'étais assis, morose, sur le pont, je m'adressai au navire : "Cette fois-ci, j'ai bien l'impression que c'en est fini pour nous deux, mon vieil ami". Je ne pensais pas envisageable pour moi de survivre à ce vieux compagnon. Nous avions bourlingué ensemble sur toutes les mers du globe pendant trois quarts de siècle, j'allais avoir cent ans, même si, grâce au sort du chef amazonien j'avais toujours l'allure du jeune homme de 24 ans que j'étais lors de notre première traversée.
J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'un homme me hèle du quai, en français : "Holà ! N'est-ce pas là celui qu'on appelait le Belem ?". Je me dresse d'un bond. "Et vous, poursuit l'homme, n'êtes-vous pas Joseph ?". Mon cœur bondit dans ma poitrine ; je viens de reconnaître le Docteur Luc-Olivier Gosse, grand spécialiste des vieux gréements devant l'éternel.
Quelques temps plus tard, grâce à lui, nous retrouvons Brest, les quais de la Penfeld pour une remise en état complète. En 1984, notre Belem est classé Monument Historique ... et moi aussi par la même occasion, termine Joseph Michelet".
Sur ces paroles, je m'éveillai encore étourdi par ce rêve incroyable. Il faisait jour. Je sortis de ma cabine et trouvai le commandant du Belem, Aymeric Gibet. M'asseyant pour un petit déjeuner bienvenu, je lui dis "Tu ne me croiras pas, j'ai fait un rêve complètement insensé..." et je lui raconte le récit de Joseph Michelet. Il me regarde sérieusement et me répond "Tu as beaucoup de chance : Joseph ne se montre pas à n'importe qui. Il ne raconte son histoire, l'histoire du Belem et ses aventures fantastiques qu'à ceux dont il sent qu'ils aiment le Belem. Tu es privilégié".
La suite, ami lecteur, allez la découvrir sur place, sur le pont de ce navire d'exception, il en vaut la peine. C'est bien la première fois dans l'histoire qu'un rongeur sauve un navire ; l'écureuil est fièrement accroché au mât du Belem.
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